Δευτέρα 10 Σεπτεμβρίου 2012

José Le Moigne ---Le premier jour d'école











Le premier jour d'école

Chaque année, dès qu'octobre pointe son nez, je me prends à revivre mon premier jour d'école. Je sens la main de la maîtresse peser sur mon épaule et je l'entends baragouiner à Man Anna :
           — Ne vous en faites pas, Madame, tout va bien se passer.
Et je te vois qui tourne les talons, le front barré de cette ride que je connais si bien, et j'y lis ton angoisse.
            La vie m'a ballotté par tant et tant de routes que j'ai gagné en indulgence tout ce que j'ai perdu en innocence. Je ne m'étonne donc pas de penser aujourd'hui  que cette institutrice dont j'ai perdu le nom, au demeurant  bien plus fragile que méchante, valait sans doute d'avantage que le gris souvenir que j'ai conservé d'elle. Elle était blonde, petite, plus fraîche que jolie, accompagnant chacune de ses paroles de petits gestes ronds qui me faisaient penser à un oiseau sans ailes. A-t-elle gardé, dans l'au-delà où elle se trouve sans doute, cette odeur de pluie et de parfum à bon marché qui me frappa à l'instant même, ou me prenant la main, elle me guida vers un grand bac à sable autour duquel bourdonnaient, comme des mouches bleues sur un fruit écrasé, tout un essaim d'enfants. Je la sentais embarrassée.  Je ne pense pas me tromper de beaucoup en affirmant qu'elle aurait préféré que je sois ou malade ou difforme. Deux ou trois recommandations bien senties à la ronde des mioches et c'était dans le sac. Mais là, un gosse à la peau caramel et plus est avec des cheveux longs enroulés en anglaises, à proprement parler, cela tenait pour elle de la gageure.
Elle s'y risqua pourtant et annonça, d'une voix si basse que c'est à peine si on pouvait l'entendre :
— Les enfants, je vous présente un nouveau camarade. Il s'appelle Julien et arrive de très loin.
Puis s'adressant à moi :
— Si quelque chose ne va pas, n'hésite surtout pas à venir me trouver.
Sur ces paroles que pour ma part je trouvais assez peu rassurantes, elle serra le lainage qui lui servait à se garder du froid sur sa vaste poitrine, et me laissa tomber.
Le bruit de ruche cessa presqu'aussitôt. Je restais là, comme une statue d'argile que le soleil fendille, incapable de trouver ces quelques mots qui, rompant ce lourd silence fait de questionnements, m'aurait fait exister.
— Négro !
Craché par une bouche anonyme l'injure déchira l'air tandis que je vacillais sous une grêle de coups tous venus de derrière. Je suis passé de mains en mains comme un sac de linge ou un ballon crevé.
Et les coups pleuvaient drus.
Alors, comme je l'avais vu faire à un rat acculé, je me suis rencogné du mieux que je pouvais, la tête bien enfoncée dans mes épaules, décidé à survivre envers et contre tout. Lorsque l'averse s'espaça, je relevais la tête et vis, campé sur ses jambes noueuses, un fort gaillard qui me fixait avec mépris. A l'heure de mon trépas je reverrais encore son visage rougeau semé de tâches de rousseur, sa chevelure sauve hirsute et mal plantée, ses yeux pareils à ceux d'un tigre en chasse, ses lèvres épaisses et ses mâchoires déformées par la haine.  Comme un chef de guerre il se tenait un pas ou deux en avant de ses troupes balançant, entre ses mains puissantes, une chaussette bourrée de sable humide qui en faisait une arme redoutable. Nos regards se croisèrent et je su, sans aucun risque de me tromper, que tout ce que j'avais déjà subit n'était tout au plus qu'un hors-.d'œuvre. 
— Tête de fille ! Siffla-t-il en empoignant mes boucles.
Que faire ? Me risquer au combat ou tenter, dans une charge féroce, à forcer par surprise les lignes ennemies ? Quoi que je fisse, j'avais perdu d'avance. Je pouvais tout aussi bien attendre comme un mouton à l'abattoir.
J'en étais là de mes supputations lorsque, l'air de ne pas y toucher, et tout en m'adressant un signal discret, un enfant fit un pas de côté. Je m'engouffrais en deux bonds de cabri dans la brèche et courus me réfugier auprès de la maîtresse.
— Maîtresse, un garçon m'a tapé avec sa chaussette.
L'institutrice relâcha son tricot et me fixa l'air incrédule.
— Un garçon ? Quel garçon ?
— Celui là-bas avec des cheveux rouges.
— Gérard Le Scour ? Grands Dieux, pourquoi aurait-il fait ça ?
— Il dit que j'ai une tête de fille !
— Très bien, viens avec moi, nous allons tirer ça au clair.
Lorsque nous arrivâmes au bac à sable, mon tourmenteur avait eu tout le temps d'effacer son forfait. Le ridicule était pour moi et de plus, comme si cela ne suffisait pas, j'eus le loisir de lire, dans le regard qu'il me jeta, toute l'étendue de mon forfait. Dorénavant, et quelle qu'en soit la cause, je ne pouvais plus ignorer qu'il me faudrait régler seul mes comptes.
Ma douloureuse, midi n'avait pas encore sonné aux clochers de la campagne proche que tu étais déjà là à m'attendre devant le portail de l'école maternelle et je pu mesurer, à ton regard d'hirondelle traquée, tandis que, omerta oblige, je m'avançais vers toi sans avoir l'air de me presser, toute l'étendue de ton tracas.
 Lorsque la blonde prosaïque se présenta enfin, tu te précipitas vers elle.
— Madame, comment cela s'est-il passé pour Julien ?
L'autre, se souvenant fort à propos que Man Anna était institutrice glissa dans un soupir :
— Très bien, Madame, mais entre collègues, vraiment je vous l'assure, ce serait mieux pour lui d'avoir les cheveux courts.
Ensuite il y a un grand trou noir. Complètement vide de souvenirs et j'ignore si je suis retourné à l'école les jours qui ont suivis. Par contre, je me souviens très bien d'avoir subit, toutes affaires cessantes, les assauts du coiffeur.
Bien dégagé au dessus des oreilles avait dit Man Anna.
Elle fut plus qu'obéit.

                                                                     José Le Moigne